En dehors
de l’espace-temps :
l’affection, la fête, le don.
20. CADEAUX DU SOLSTICE D’HIVER
de Jane Edgeworth
Rafael frissonna devant la cheminée. Tant de neige, si tôt dans la saison ! Mais après tout, c’étaient les Kilghard – et pour trouver anormal d’avoir de la neige, il aurait fallu être fou. Il écoutait machinalement les vents qui hurlaient sans discontinuer. Comme des bêtes, disaient certains, mais Rafe préférait y penser comme à des complaintes aux airs toujours changeants et qui ne finissaient jamais. Il remua la soupe dans la marmite pendue au-dessus du feu – elle serait bientôt prête. Plus qu’une soupe, c’était un brouet – beaucoup trop clair. Il n’avait pu y mettre qu’un lapin cornu squelettique. Mais c’était mieux que rien, et ça suffirait largement pour lui tout seul. Et il savait que son potage était bien assaisonné – les leçons de sa grand-mère avaient porté.
Une violente bourrasque secoua les vitres givrées de la fenêtre, et Rafael se remit à frissonner. Au moins, il avait déjà nourri, abreuvé et étrillé le chervine, de sorte qu’il n’aurait pas à ressortir dans la tempête. Il pensa à cette bête, qui dormait à côté, dans leur petite étable. Il aurait froid, ce soir, le pauvre, malgré la paille qu’il avait amoncelée autour de lui. Et il se sentirait bien seul aussi, sans la chaleur et la présence de son compagnon…
Comme moi, pensa Rafe. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre et branla du chef, cherchant à se rassurer. Bien sûr, Darrel avait trop de bon sens pour voyager par un temps pareil, même s’il le trouvait un peu fou, parfois. Il sourit en pensant à son bredu, plus proche de lui qu’un ami, plus proche même qu’un frère. Ils vivaient ensemble depuis longtemps – six ans – et ils étaient bien assortis, disaient les gens. Enfin, les gens qui les connaissaient et les aimaient, et qui ne détournaient pas les yeux en les voyant ensemble. Il n’y en avait plus beaucoup qui faisaient ça, même s’ils continuaient à jaser. Mais ça, c’était inévitable ; on ne pouvait pas l’empêcher. Pourtant le village était petit et tous ses habitants devaient mettre la main à la pâte pour moissonner, s’occuper des bêtes, et, plus rarement, pour protéger le village du feu ou des bandits, de sorte que tout homme valide était indispensable, même si on le trouvait un peu bizarre.
Ombredin inoffensif, voilà ce que disaient les gens de Rafael. Pas tout à fait comme tout le monde, mais pas assez efféminé pour porter des jupes ni même des barrettes en forme de papillon dans ses cheveux… Rafael sourit à part lui : il avait souvent entendu ces paroles de ses oreilles. Il passa pensivement la main dans ses épais cheveux châtains, striés de roux. C’est vrai, ils étaient un peu plus longs que chez la plupart des hommes – ça plaisait à Darrel – et, à parler franchement, Rafael avait parfois envie d’une barrette de femme. Mais, en cachette, il se servait d’un bout de ruban et ça lui suffisait.
Rafael prit un brandon dans le foyer et alluma une lampe à huile. Maintenant, il avait un travail minutieux à faire, et la lueur du feu n’éclairait pas assez. Il se mit à rire doucement. Si toutes ces mauvaises langues du village le voyaient coudre !
Bien sûr, la couture était un travail de femme, mais Rafe n’avait jamais regretté de l’avoir apprise. Il avait confectionné et raccommodé une bonne partie des vêtements de Darrel et des siens, et il était secrètement fier de son ouvrage, qui valait bien celui des autres. Mais, se tançait-il à part lui, il n’est jamais bon d’être trop fier de soi. Il développa un paquet caché et déplia son ouvrage – une chemise de lin blanc finement tissé, brodée de bandes de feuilles aux couleurs vives autour du col et des poignets. Il avait presque terminé ; il y travaillait en secret depuis des semaines.
Il n’avait eu aucun mal à la cacher, avec Darrel qui était si souvent parti. Il était absent en ce moment, en train de gagner honnêtement sa vie comme garçon d’écurie à la grande maison d’Armida. Il ne rentrait que toutes les deux décades, et seulement pour deux jours de suite. C’étaient des moments précieux, et il en chérissait toutes les minutes. Surtout les jours comme la prochaine Fête – celle du Solstice d’Hiver, célébrée aussi bien par les plus pauvres paysans que par les grands seigneurs, avec danses, repas plantureux et cadeaux. C’est cette chemise, digne d’une grande Fête, qui serait le cadeau de Rafael à Darrel pour le Solstice d’Hiver. Ce serait aussi une sorte de plaisanterie : une chemise de fête était le cadeau traditionnel d’une jeune mariée à son mari. Il ne put s’empêcher de sourire. La belle mariée qu’il faisait – faire ce présent à son bien-aimé avec six ans de retard !
Rafael se pencha sur son travail, ses doigts maniant prestement son aiguille. Combien de fois Darrel lui avait-il baissé ses mains, le taquinant gentiment, disant qu’avec des mains aussi fines et délicates il aurait dû être un grand seigneur dans une grande maison. Cela avait toujours fait rire Rafe. Fines et délicates, peut-être, mais certainement pas blanches et douces comme celles d’un riche seigneur ! Il avait les mêmes mains rouges et gercées que tous les paysans, les mains de ceux qui travaillent dans les jardins et font les coupe-feu à l’automne. Mais Darrel ne le lui avait jamais reproché. Il lui baisait les doigts quand même, sans jamais manquer de le taquiner.
D’ailleurs, Darrel avait toujours une plaisanterie prête sur tous les sujets, surtout sur l’étal de simples devant la fenêtre, où la grand-mère de Rafael vendait autrefois ses herbes médicinales et ses épices. C’était là qu’on trouvait généralement Rafael, en train d’arranger sa marchandise en petits tas ou bouquets, de surveiller l’alambic posé par terre ou d’inspecter ses claies. Darrel s’amusait toujours de voir son bien-aimé, à genoux au milieu de la pièce, fixant intensément telle ou telle mixture qui serpentait et barbotait dans les tubulures de verre. Et c’était encore plus amusant de le voir à quatre pattes dans un pré, cherchant des plans de chesari (il n’en avait jamais assez). Cela faisait toujours rire Darrel, qui traitait gentiment Rafe de « lapin difficile ». Parfois, il allait même jusqu’à vérifier s’il ne poussait pas à son amant une queue en panache ou des touffes de poils sur les oreilles.
Rafael n’avait plus froid. Il avait bien chaud, assis sur son banc capitonné devant la cheminée, réchauffé à la fois par la bonne flambée et par ses souvenirs heureux. Comment en étaient-ils arrivés à être si proches, Darrel et lui ? En avait-il toujours été ainsi ? En tout cas, ils se connaissaient et étaient amis depuis leur enfance, mais il y avait toujours eu entre eux comme quelque chose de plus. Rafael sourit avec tristesse. C’était lui qui avait failli tout gâcher…
L’été battait son plein et il avait quinze ans. Darrel avait toujours préféré aux autres cette époque de l’année, où pourtant le travail ne manquait pas. Mais en s’y prenant bien, on pouvait toujours trouver quelques minutes pour s’allonger sous le noyer, et somnoler tranquillement sans rien faire. Et c’était exactement ce que Harrel avait prévu, mais pas sans son compagnon favori.
Rafael était blotti contre lui, bien au chaud et confortable dans les bras de son ami. Mais il était troublé ce jour-là. Il avait beaucoup de choses en tête. Son grand-oncle – sa seule famille en dehors de sa grand-mère – avait commencé à tenir des propos inquiétants où il était question de fiançailles et de mariage – alors que l’idée de vivre avec une femme le mettait mal à l’aise. Et cela lui semblait aussi un peu insultant – il avait quinze ans, et était presque en âge de choisir par lui-même. Darrel avait seize ans, et il n’était pas fiancé non plus, lui.
Rafael et Darrel avaient partagé émotions et rêves. Et aussi des moments intimes, ce qui n’avait rien d’exceptionnel à leur âge. Une fois sous les couvertures, une nuit particulièrement froide, et une autre fois lors d’une rencontre délicieusement secrète sous les arbres au clair de lune. Ils avaient souvent parlé de ces choses. Mais Rafael n’avait mentionné qu’une seule fois la pensée qui le troublait de temps en temps : son souhait que cette intimité avec Darrel ne perde jamais son charme – ce qui signifiait peut-être qu’il était de ces créatures efféminées qui se repaissent de l’esprit et de l’âme des petits garçons, et s’adonnent avec eux à des jeux amoureux bien après l’âge où ils sont chose courante.
Finalement, il s’était dit avec fermeté que c’était la même chose avec Darrel, même si leur amitié lui paraissait avoir quelque chose d’exceptionnel. Ce devait rester un bon souvenir, enfoui dans la mémoire, et peut-être ressorti dans la vieillesse pour se réchauffer le cœur.
Rafael, blotti contre son ami, dans le confort et la sécurité de ses bras, soupira. Il était temps de mettre fin à ce jeu – Darrel le prolongeait sans doute uniquement par amitié pour lui. En feignant de le considérer comme un enfant, alors qu’il était grand temps qu’ils grandissent tous les deux… Cela partait d’un bon sentiment, mais ça ne ferait que les faire souffrir davantage plus tard, quand les fiançailles seraient conclues et les contrats de mariage signés légalement. La famille de Darrel avait sans doute déjà fait ces arrangements, bien qu’il n’en eût jamais parlé. Peut-être qu’il n’en disait rien pour ne pas bouleverser son ami. Pourtant, il avait demandé à Rafe de venir aujourd’hui pour lui dire quelque chose d’important. Qu’est-ce que ce pouvait être, sinon l’annonce de ses fiançailles ? Rafael ferma les yeux et se prépara à la nouvelle. Il faudrait l’entendre de toute façon, alors, mieux valait maintenant…
De douces lèvres effleurèrent sa joue.
– Rafe, tu dors ?
Rafael sourit malgré lui, secoua la tête et ouvrit les yeux.
– Je voulais te dire… commença Darrel. J’ai parlé avec mon père hier soir.
Rafe hocha mentalement la tête. Eh bien, ça y était…
– Je lui ai demandé de cesser d’arranger des rencontres.
Rafael sursauta sous le choc que ces paroles inattendues qui dissipèrent brusquement sa somnolence.
– Quoi ?
– Je lui ai demandé d’arrêter. Je ne veux pas me marier.
Rafael s’assit et le regarda d’un drôle d’air.
– Comment peux-tu dire ça ? Depuis tes dix ans, nous parlons tout le temps de ton mariage.
Il sourit au souvenir des plans compliqués et détaillés que Darrel, lui, et leur amie commune Margali, avaient laborieusement échafaudés ensemble.
– Ce serait au Solstice d’Eté, pour qu’on puisse manger des produits frais et danser dehors. Avec les meilleurs musiciens, rien de moins ! On avait même établi le plan de table – qui serait assis près de qui, pour qu’il n’y ait pas de querelles. Qui a modifié ces projets ?
Darrel sourit et fixa sur lui ses magnifiques yeux bleus. Il serra Rafael dans ses bras et l’embrassa sur le front.
– Toi.
Le cœur de Rafael s’arrêta – non, ça allait trop loin, il avait entraîné Darrel dans l’abîme avec lui, maintenant ? A regret, il s’écarta doucement du garçon. Non, c’était un homme maintenant. A quinze ans, ils étaient considérés comme des adultes, capables de faire des travaux d’adultes, de se marier…
De choisir par eux-mêmes…
– Non, Darrel, dit Rafael à voix basse. Tu ne peux pas faire ça.
– Pourquoi ? dit Darrel avec embarras, peut-être en percevant la douleur de son ami.
Lentement, il leva la main et caressa d’abord la gorge hâlée, puis les longs cheveux châtains tombant en souples ondulations sur les épaules de Rafael. Il les caressa doucement, apaisé par leur douceur, avec un sourire rassurant.
– Nous savons tous les deux que c’est vrai.
– Non, ce n’est pas vrai, dit Rafael avec fermeté. Pas pour toi. Que devient cette fille ravissante que tu devais choisir, aux yeux et aux cheveux noirs, et à la peau couleur de pommes d’or dans la crème ? Et les enfants que tu devais avoir, avec des cheveux châtains comme les tiens…
La voix de Rafael se brisa.
Darrel secoua la tête en fronçant les sourcils.
J’ai cru un certain temps que c’était ça que je désirais.
Il s’interrompit, les yeux fixés au loin sur l’épaisse forêt entourant le village.
– J’ai repensé à ces histoires que nous nous racontions, et je n’en veux plus. Pas de jolie maisonnette avec une femme et des enfants jouant à mes pieds.
Il ramena son regard sur Rafael, son sourire plus chaleureux, plus assuré.
– Ce que je veux, c’est toi.
Rafael se détourna, secouant la tête. Cela ne tournait pas du tout comme il voulait ! Il pensa tristement au dicton : « Le monde va comme il veut, pas comme tu voudrais qu’il aille. » Il sourit amèrement à cette pensée. Qu’est-ce qu’il voulait vraiment ? Rester un éternel enfant, afin que tous les villageois ne regardent plus bizarrement les deux garçons qui n’étaient pas encore mariés…
– Non, je ne te laisserai pas gâcher ta vie ! dit-il avec véhémence. Tu désires tout ça depuis trop longtemps, je ne veux pas que tu changes à cause de moi. Nous ne sommes plus des enfants, pour nous peloter en riant et nous embrasser dans le noir ! Je sais ce que je suis, et je ne peux rien y changer. Je suis…
Il hésita, répugnant à prononcer le mot.
– Ombredin ? dit Darrel à sa place, ironique. Oui, je le sais. Nous le savons tous les deux. Mais j’ai repensé à ce que tu m’as dit – que tu ne ressentais rien avec une femme.
Naturellement, Rafael avait essayé, et trouvé l’expérience déplaisante. Darrel hocha pensivement la tête, comme exprimant sa pensée pour la première fois.
– Je me suis toujours moqué de toi, pensant que c’était une bonne blague. Mais je ne ris plus maintenant. Je comprends ce que tu veux dire. Je l’ai réalisé quand j’étais avec Margali.
Rafael battit des paupières. Il avait été curieusement déchiré en apprenant ce que Darrel avait fait avec elle. C’était bizarre, d’être à la fois heureux et jaloux.
– Je croyais que tu l’aimais. Tu me l’as dit.
– Mais je ne l’aime pas, pas comme toi.
Darrel eut un geste d’impuissance, s’efforçant de trouver les mots pour s’exprimer.
– C’était bien avec elle, c’est vrai. Mais quand je suis avec toi, c’est autre chose, c’est merveilleux. Je ne peux pas l’expliquer. Avec toi, je peux m’envoler, voir avec les yeux d’un faucon. Je me sens aussi puissant que les incendies en automne et les tempêtes de neige en hiver…
Embarrassé, il laissa sa phrase en suspens.
Sortant de ses souvenirs, Rafael sourit. Darrel était chaleureux, attentionné, mais la poésie de l’amour n’était pas son fort, et il le regrettait.
Rafael retourna la chemise et attaqua une nouvelle couture. La dispute était si ancienne maintenant. Il faillit éclater de rire en y pensant, la peine pratiquement oubliée. Nous étions alors des enfants.
Il avait fallu deux jours à Darrel pour convaincre Rafael que ses sentiments étaient sincères. Et après ça, il y avait eu des disputes, des malentendus parmi leurs amis et leurs familles – le grand-oncle de Rafael avait été le pire. Il avait soupiré et gémi pendant des semaines, disant qu’il se réjouissait que le père et la mère de Rafael soient morts quand il était petit. Au soulagement de Rafael, sa grand-mère avait plus facilement accepté son choix. Mais elle n’avait jamais pu convaincre le vieillard d’écouter leur point de vue. Il était mort peu après d’une fièvre hivernale, laissant Rafael et sa grand-mère seuls dans la maison, la querelle à jamais irrésolue. La famille de Darrel s’était montrée un peu plus compréhensive ; au moins, ils avaient fait l’effort d’être courtois envers l’amant de leur fils.
Les haussements de sourcils et les regards appuyés continuaient après si longtemps, et il y avait encore des gens qui chuchotaient sur leur passage. Mais il y en aurait toujours. Dans les petits villages, les cancans sont aussi communs que la neige, et maintenant, Darrel et Rafael s’étaient habitués à être un sujet de conversation. Ni l’un ni l’autre ne s’en souciait beaucoup – pourvu que les histoires qu’on racontait sur eux fussent raisonnablement exactes.
Rafael sursauta, se rappelant soudain la soupe qui cuisait sur le feu. Ah, très bien – elle n’était pas brûlée. Il ne s’était jamais habitué au goût de brûlé. Il décrocha la marmite de la crémaillère, et la posa au bord du feu, qui la maintiendrait chaude. Il n’avait pas le temps de s’arrêter maintenant pour dîner. Il avait encore plusieurs rangées de feuilles à broder. Il mangerait après.
Il se retourna brusquement, entendant un bruit à la porte. Il fourra vivement la chemise dans son enveloppe de cuir, jeta une couverture sur ses épaules et se rua vers la porte. Miséricordieuse Avarra ! Darrel si tôt ? Il doit être fou à lier de voyager par un temps pareil ! Comme pour approuver sa pensée, la tempête forcit encore, se remettant à hurler sa complainte sauvage. Frissonnant, Rafe ouvrit le loquet.
Un étranger était sur le seuil, tapant des pieds et secouant la neige de sa cape. Un seigneur, assurément – il était vêtu de beau drap et de somptueuses fourrures. Il rabattit en arrière le capuchon de sa cape, révélant des cheveux roux sombre dégoulinants de neige fondue. Il avait les traits fins et délicats. C’était donc bien un seigneur – aucun pauvre villageois n’aurait eu un tel visage, ni rougi ni buriné par les intempéries. Rafael hésita un instant, puis s’écarta, faisant signe à l’étranger d’entrer. Il s’inclina, gauchement, emmailloté qu’il était dans sa couverture.
– Z’par servu, vai dom. Entre, je t’en prie.
Le seigneur sourit, et Rafe s’aperçut alors avec surprise qu’il n’était pas plus âgé que lui, et peut-être un peu moins. Courbés sous la tempête, tous les hommes font vieux au premier abord. Le jeune homme lui rendit son salut avec quelques mots de remerciement, et entra.
– Attends, permets-moi de t’aider, dit vivement Rafael.
Il s’approcha pour aider le jeune noble à ôter sa cape et lui tendit une serviette pour sécher ses cheveux. Quelques minutes plus tard, Rafael lui avait tiré ses bottes et l’avait fait asseoir devant le feu, enveloppé de couvertures sèches.
Plus tôt dans la soirée, Rafe avait fait du thé, et il en restait un peu, qui fumait au coin du feu près de la marmite de soupe. Il en remplit une tasse qu’il tendit à son hôte.
– Tiens, ça devrait te dégeler l’intérieur, vai dom.
– Encore merci, dit le jeune homme, se tournant vers lui en souriant. Mais, je t’en prie, plus de titres. Je m’appelle Erevan.
Rafael hocha la tête, sa raideur fondant comme des glaçons devant le feu à cette proposition.
– Rafael, répondit-il, en guise de présentation.
En proie à une intense curiosité, il était impatient d’entendre l’histoire du jeune homme. Comment était-il arrivé ici, des heures après la tombée de la nuit ? Mais bien sûr, il n’oserait jamais questionner un seigneur ! C’était un autre sujet de taquinerie pour Darrel – Rafael avait toujours été d’une timidité maladive avec les nobles, attentif à toujours leur parler avec le respect qui leur était dû. Darrel se souciait rarement de ces civilités, ne s’inquiétait jamais d’être trop familier ou trop curieux.
Mais Rafael se secoua. Il oubliait qu’il devait s’occuper de son hôte.
– Ton cheval est à l’écurie, Erevan ? dit-il, prononçant le nom avec circonspection.
Erevan hocha la tête, en avalant une gorgée de thé.
– Oui, et j’y ai aussi trouvé à manger et à boire pour lui. Merci.
Rafael eut un geste de dénégation, et regarda vers la fenêtre avec un sourire absent. Heureux chervine – tu ne passeras pas la nuit tout seul, après tout. Il s’assit près du jeune seigneur, à sa place habituelle devant le feu. Il leva les yeux quand Erevan prit la parole, d’un ton un peu embarrassé.
– J’ai toujours pensé que j’étais capable d’aller chez mon cousin. Mais on dirait que je me suis perdu dans la tempête. Dis-moi, suis-je toujours sur la route d’Armida ?
Rafael hocha la tête.
– Le chemin passe juste au nord d’ici. Après, c’est à un jour de cheval au nord-est. Tu y vas pour les fêtes ? ajouta-t-il en souriant.
– Pour le Solstice d’Hiver, oui, dit Erevan.
Il tourna son attention sur son thé et vida sa tasse.
Rafael lui montra poliment sa marmite de soupe, prenant seulement conscience des grognements de son estomac. Il n’avait presque rien mangé de la journée. Erevan le laissa avec reconnaissance remplir sa tasse de bouillon de lapin cornu. Il le huma, et sourit, puis il le goûta, hochant la tête avec approbation.
– Fameux ! Mes compliments à la cuisinière !
– Alors, le compliment est pour moi, dit Rafael en riant. C’est moi qui fais la cuisine ici.
– Tu vis seul ici ? demanda Erevan, l’air un peu perplexe.
Il sentait une autre présence en plus de la leur – une présence qui réchauffait la pièce autant que le feu. Et en regardant autour de soi, il était facile de s’apercevoir que quelqu’un d’autre habitait là : il y avait deux chaises fatiguées devant la petite table en bois, et le lit bas dans le coin était manifestement utilisé par deux personnes.
Rafael secoua la tête.
– Non, je ne suis pas seul ; je vis avec…
Il s’arrêta soudain, horrifié à l’idée de ce qu’il allait dire. Il n’était plus honteux de ce qu’il était, ni furieux de ce que les gens chuchotaient derrière leur main. Pourtant, avouer une chose aussi choquante à un parfait étranger ! Puis, regardant son hôte, il haussa mentalement les épaules. Les cheveux d’Erevan étaient complètement secs maintenant, et le feu y mettait des reflets cuivrés. Son hôte était un seigneur aux cheveux roux, et il possédait sans doute la magie qui les accompagnait. Cela s’appelait laran, cette capacité de lire les pensées des autres. Erevan devait déjà connaître tous ses secrets, c’était certain ! Mais Rafael choisit pourtant les mots les moins susceptibles de l’offenser.
– Je vis ici avec… un ami.
Il esquissa un sourire, et fixa le paquet contenant son ouvrage. Il avait bien avancé ce soir ; plus que quelques rangées de feuilles à broder, et il aurait fini. L’envie de le reprendre fut irrésistible. Son visiteur connaissait certainement son secret le plus important ; il n’y avait pas grand mal à lui en révéler un bien moindre. Il reprit la chemise sur ses genoux et enfila une aiguille.
Erevan haussa un sourcil étonné, et Rafael s’excusa poliment d’un sourire. Mais le seigneur lui sourit gentiment et le regarda reprendre sa broderie où il l’avait laissée, cousant à petits points rapides et serrés.
– C’est un cadeau pour lui, peut-être ?
Rafael acquiesça de la tête, sans s’étonner qu’il ait deviné juste.
– Pour le Solstice d’Hiver. J’ai presque terminé.
– Où est-il en ce moment ?
– Il travaille à la grande maison d’Armida, dit Rafael, montrant la fenêtre. Il est très habile avec les chevaux.
Erevan hocha la tête, sa curiosité en éveil. Il connaissait la plupart des serviteurs de son cousin ; il se demanda s’il avait déjà rencontré cet homme… Mais il changea rapidement de conversation. La politesse lui interdisait de se montrer indiscret ; peut-être qu’un nom serait prononcé plus tard. Il montra donc un motif compliqué que Rafael brodait autour d’un poignet.
– C’est un très beau travail. Je ne crois pas que mes sœurs pourraient faire mieux.
Rafe inclina la tête avec grâce à ce curieux compliment.
– Ma grand-mère m’a appris quand j’étais petit. Elle disait toujours que ça me serait utile et qu’un jour, je pourrais peut-être en faire mon métier. Mais je ne me suis jamais imaginé que j’étais un tailleur.
Il rit doucement.
– Elle me disait toujours : « Fais bien attention à ce que je t’enseigne – que ferais-tu si tu étais un jour réfugié dans un abri pendant une tempête et que tu aies déchiré ton unique pantalon ? » Et je lui répondais que je m’assiérais le derrière tout près du feu.
Erevan éclata de rire, et Rafael sourit timidement.
– Alors, je reprenais toujours mon aiguille.
Il ramena son attention sur son ouvrage ; encore deux rangées…
– Maintenant, je suis bien content d’avoir appris.
Erevan approuva de la tête, et ils se turent un moment.
Le jeune seigneur finit sa soupe et en but une seconde tasse avec plaisir, les yeux fixés sur les flammes. Lui aussi avait ses secrets, mais il ne les aurait pas révélés aussi facilement que son hôte. Il sourit intérieurement, amusé, pensant de nouveau aux serviteurs d’Armida. Il se demanda ce que penserait l’amant de Rafael de son bredu, qui racontait si librement leur histoire.
Mais tu n’as jamais été capable de parler de toi et d’en sourire, non ? C’était vrai qu’il venait voir ses parents d’Armida, comme il l’avait dit. Il devait aussi rencontrer sa future fiancée, une lointaine cousine qu’il aimait bien. Mais il n’aurait jamais dit à personne la pensée qui l’obsédait – à savoir qu’il n’envisageait pas avec plaisir le futur mariage. Gabriella était une fille merveilleuse – il en convenait volontiers – mais elle méritait un mari qui l’aimerait pour elle-même et lui donnerait les enfants qu’elle avait toujours désirés. Il savait qu’il en serait incapable, à moins de jouer la comédie comme au théâtre, toujours en costume et soigneusement masqué. Et quand le masque tomberait enfin… comme Gabriella serait malheureuse !
Oui, Erevan comprenait maintenant l’hésitation de son hôte, les mots qu’il n’avait pas osé dire tout à l’heure. N’étaient-ce pas les mêmes mots qu’il n’osait pas prononcer à son sujet ? Amoureux des hommes, ombredin… Pourtant, il en avait un devant lui, qui paraissait normal. Ce n’était certainement pas un monstre de luxure, ou un efféminé en jupe à la voix haut perchée ! De nouveau, il se tourna vers Rafael, curieux.
– Puis-je te demander depuis quand toi et…
Il fit une pause, et poursuivit avec un sourire amical :
– … ton ami vivez ici ?
Rafael leva les yeux en haussant les épaules.
– Tu peux le demander ; ce n’est pas un secret au village.
Il fit une pause, puis eut un sourire pensif.
– Mais j’aime mieux que tu l’apprennes de source sûre. Ils sont si nombreux à se cramponner à des demi-vérités, comme si les vérités n’étaient pas assez intéressantes ! De sorte que peu de gens nous posent la question… dit doucement Rafael.
Il se tut, et consacra un long moment à son ouvrage – là, le motif était terminé maintenant. Rafael arrêta son fil, puis leva dans sa main la chemise terminée pour l’admirer.
Soudain, il éclata de rire.
– Darrel ne voudra jamais la porter ! Il dira qu’elle est trop belle pour lui. Mais il dit toujours ça, et je m’arrange toujours pour le persuader.
Il plia soigneusement la chemise, la mit dans la pochette de cuir où il la cachait, et se tourna vers Erevan, le regard chaleureux à la lueur du feu.
– Nous vivons ici depuis six ans, en butte aux cancans la plupart du temps. Il y en a encore qui nous battent froid, dit-il, haussant les épaules, mais ces choses ne font mal que si on les prend au sérieux.
Il faillit sourire – il avait dit ça avec tant d’aisance ! Il lui avait fallu si longtemps pour apprendre à plaisanter des commérages, comme Darrel l’avait toujours fait depuis le début. Il prit le paquet et le cacha sous le lit.
– Là, dit-il en riant. Darrel n’ira jamais regarder là-dessous. Il aurait trop peur que je lui demande de balayer.
Il se pencha et prit un petit tas de linge à raccommoder, se disant qu’il valait autant continuer maintenant qu’il avait sorti tous ses fils. Il y avait toujours du raccommodage à faire… Rafael se mit à recoudre la couture d’un quilt, avec un sourire distrait.
– Mais il n’y a rien que j’échangerais contre ma vie ici ! Nous avons le bonheur, en échange de quelques regards et murmures désapprobateurs. Ce n’est pas trop cher payé.
Erevan hocha la tête. Ses perceptions lui semblaient plus fortes ici. L’atmosphère du cottage était paisible et curieusement réconfortante. Il sentait autour de lui amour, sécurité et contentement. Et rien des tensions et de la détresse qu’il percevait toujours dans une maison pleine de querelles et de craintes.
Le jeune noble se renversa sur son siège, s’abandonnant à la chaleur du feu et de la maison. Il ferma les yeux, songeur et somnolent. D’une minute à l’autre, il allait sombrer dans les rêves…
– Dom Erevan ? demanda doucement Rafael. J’ai fait le lit pour toi si tu veux te coucher.
Erevan se redressa lentement, clignant des yeux, et hocha la tête. Il vit Rafael s’affairer à étendre des couvertures par terre, et fronça les sourcils.
– Je ne veux pas t’éjecter de ton lit…
Rafael secoua fermement la tête.
– Non, il est à toi ce soir. Tu es mon hôte.
Il se remit à étaler ses couvertures, l’air absorbé.
– Pendant un certain temps, ma vieille grand-mère a vécu ici avec Darrel et moi. Crois-tu que nous la laissions dormir par terre ?
Rafael sortit une autre couverture du coffre. Ce n’était pas pour rien qu’il avait passé tout l’été à tisser ! Mais parfois, ils n’avaient quand même pas assez de couvertures par les nuits les plus froides, et Rafael avait souvent remercié le ciel de pouvoir se blottir contre Darrel pour se réchauffer. Mais il ne le dit pas, et attendit que son visiteur soit confortablement couché. Puis il souffla la lampe en frissonnant, et s’enveloppa dans les couvertures qui restaient. Demain, c’était la-Veille du Solstice d’Hiver. Avec cette tempête, Darrel ne pourrait jamais arriver avant la nuit, mais il y aurait encore la Fête le lendemain, et le cadeau. Cette pensée le réchauffa et il s’endormit.
Le lendemain matin, Rafael se réveilla de bonne heure. La tempête était presque calmée ; repensant aux hurlements du vent, il se demanda comment ils avaient pu dormir. Mais maintenant, le vent chuchotait, et la neige tombait à gros flocons paresseux. Se levant avant son hôte, Rafael ranima le feu et alluma la lampe en frissonnant. Il mit de l’eau à bouillir, et réchauffa le reste de soupe de la veille. Puis il remit vivement un peu d’ordre dans la pièce. Il sourit à l’idée de toutes les fois où Darrel et lui se reprochaient de rentrer de la neige ou de la boue dans la maison, ou de laisser traîner leurs affaires par terre. Parfois, Darrel disait en plaisantant qu’il serait peut-être quand même obligé d’épouser une femme, ne serait-ce que pour qu’elle oblige Rafael à faire sa part du ménage. Mais si c’était Darrel qui était l’objet de ces reproches, il prétendait que son bredu était trop maniaque… Rafael avait fini de plier ses couvertures et se passait un peigne dans les cheveux quand Erevan s’assit en bâillant.
– Bonjour, dit Rafe, s’inclinant poliment en souriant. Le thé sera bientôt prêt.
Le jeune seigneur se leva, le froid de la pièce et du sol sous ses pieds nus le réveillant immédiatement. Il sourit, se disant que tout était pareil partout – du manoir le plus luxueux au refuge de montagne, il faisait toujours froid au réveil. Il s’assit devant la cheminée pour se réchauffer les mains, dans lesquelles une tasse de thé parut bientôt comme par enchantement. Il remercia de la tête, mais Rafe ne le vit pas. Il avait déjà fait le lit, et, assis dessus, il enfilait ses bottes.
– Il faut que je sorte pour aller voir môn chervine. Et ton cheval aussi, bien sûr.
Il fit signe à Erevan de rester où il était, lui adressant un sourire où Erevan détecta un peu de tristesse.
– Ne bouge pas et réchauffe-toi. Il fait froid au lit, quand on dort tout seul.
Il se leva, tapa des pieds pour ajuster ses bottes, et bondit de surprise quand le loquet de la porte bougea.
Il alla vivement ouvrir, et recula d’étonnement. Darrel, nonchalamment appuyé au chambranle, souriait de la rougeur subite de son bredu. Rafael le tira doucement à l’intérieur.
Si tôt ? Mon dieu, se dit-il consterné, pour arriver à cette heure il a dû voyager toute la nuit.
– Tu vas bien ? demanda Rafael, fermant la porte. Tu n’es pas blessé ? Tu n’as pas des gelures ?
Son ami secoua la tête en souriant.
– Je vais parfaitement bien. Je suis parti hier matin, mais j’ai été surpris par la tempête, et j’ai passé la nuit dans un refuge – celui qui est en haut du col.
Darrel posa ses fontes et jeta sa cape par terre.
– C’est à qui le cheval qui est dans l’écurie ?
Rafael ignora la question, et, le foudroyant du regard, demanda, d’une voix dangereusement suave :
– Je devrais te rôtir sur mon tournebroche pour tant de bêtise ! Partir par un temps pareil…
Il soupira, incapable de réprimer un sourire. Il était souvent arrivé à la conclusion que Darrel était fou – alors, pourquoi s’étonnait-il maintenant ?
– Je vais parfaitement bien, répéta Darrel, lui rendant son sourire.
Il jeta un coup d’œil vers le visiteur de Rafael et ses yeux se dilatèrent.
– Dom Erevan ? Voilà longtemps que je ne t’avais pas vu.
Erevan s’inclina légèrement et prononça quelques mots de salutation. Maintenant ; sa curiosité était satisfaite : il connaissait ce serviteur.
– Oui, ça fait longtemps en effet. Depuis le mariage de ma cousine Lenorie.
Darrel eut un sourire malicieux.
– Je m’en souviens très bien. Et d’un certain seigneur qui avait un peu trop bu…
Rafael ravala son air et se détourna. Par moments, son amant était irrespectueux à un point ! Mais Erevan éclata de rire.
– Mon dieu, ne m’en parle pas ! J’aurais pu danser avec Hastur en personne sans en garder le moindre souvenir ! dit-il, branlant du chef d’un air penaud.
– J’espère que mon compagnon t’a bien traité, dit-il, montant Rafe de la main.
Erevan acquiesça de la tête. Il n’avait certainement pas à se plaindre. Il n’aurait pas pu avoir un hôte plus courtois. Darrel hocha la tête, satisfait, et se retournant vers Rafael, lui donna une accolade de parent.
Mais Erevan ne put manquer de sentir le lien spécial qui les unissait. Ses perceptions étaient affinées par l’affection et la chaleur qui régnaient dans la pièce. Pourtant, les seules choses visibles, et seulement pour un observateur attentif, ce furent les mains qui caressèrent les cheveux de Rafael, juste une fois, et les lèvres qui s’attardèrent sur sa joue une fraction de seconde de plus que nécessaire. Erevan le vit, et ne put réprimer un sourire.
Rafael et Darrel s’écartèrent, et Rafael arrêta son ami qui allait ressortir.
– Où vas-tu ?
– Hier soir, je n’ai pas trouvé assez de fourrage pour mon chervine au refuge. Je vais lui donner à manger.
– Assieds-toi, dit Rafael avec fermeté. Tu es resté dehors assez longtemps comme ça. De toute façon, j’allais sortir.
Amusé, Erevan assista à la même scène qui s’était déroulée la veille avec lui, et l’autre maître de la maison se retrouva assis bien au chaud et au sec devant la cheminée, des couvertures sur les épaules et une tasse de thé dans les mains.
Darrel considéra ce débordement d’activité d’un air amusé.
– Voilà que tu recommences à me chouchouter, dit-il d’un ton taquin.
Rafael sourit en couvrant sa tête de sa capuche.
– C’est comme ça que je suis le plus heureux, nous le savons tous les deux.
Il s’approcha de la table où Darrel avait posé ses fontes. Un dirait que cette courroie a encore cassé. Je vais vider ces sacs, les emporter avec moi…
– N’y touche pas, dit vivement Darrel.
Rafael le regarda, l’air interrogateur. Darrel haussa les épaules en souriant.
– Il y a quelque chose que tu ne dois pas voir.
Rafael leva ostensiblement les mains – je ne touche rien, tu vois ? Il branla du chef, amusé, puis il sortit, refermant soigneusement derrière lui. Darrel se tourna vers le feu, contemplant pensivement sa tasse.
– Quand Rafael m’a parlé de toi, je ne savais pas si c’était le Darrel que je connaissais. C’est un nom si répandu par ici.
Erevan regarda son deuxième hôte et ajouta doucement :
– Il prend bien soin de toi, n’est-ce pas ?
Darrel hocha la tête.
– Oui, en effet.
Il haussa les épaules avec un sourire ironique.
– Je ne m’étonne pas que tu sois au courant de notre situation. Tout le monde la connaît déjà. Tu sembles prendre la chose mieux que la plupart. En es-tu choqué ?
Erevan secoua la tête. Choqué ? Il était peut-être envieux, mais choqué ?
– Non, ce n’est pas tellement étrange.
Il fit une pause et rectifia :
– Enfin, peut-être un peu. Je n’avais pas réalisé qu’on pouvait vivre en paix malgré le scandale.
Darrel grogna avec dérision.
– Scandale, c’est le mot. Pendant des mois, personne ne nous a parlé. Et il y en a encore qui me félicitent de la femme parfaite que j’ai trouvée. Enfin, ça part peut-être d’un bon sentiment.
Il avait prononcé le mot femme avec une légère répugnance, trouvant ridicule que Rafael pût être considéré comme autre chose que l’homme qu’il était.
– Nous en rions maintenant. Enfin, quand nous avons le temps d’en parler. Je ne suis pas souvent à la maison.
Erevan hocha la tête.
– Rafael me parlait hier de la Fête du Solstice d’Hiver, disant que tu lui avais promis d’être là.
Darrel le regarda pensivement, puis opina. Il posa sa tasse, alla prendre ses fontes sur la table et les posa devant son siège près de la cheminée. Il en défît les cordons en souriant.
– Tout le monde sera au courant bientôt, alors autant t’en parler maintenant. J’ai toujours dit à Rafe que je ferais de mon mieux pour tenir toutes mes promesses. Etre ici pour le Solstice d’Hiver, même avec la tempête, c’était facile. Mais ça, poursuivit-il, sortant une petite boîte en bois de son sac. Cette promesse, j’ai toujours espéré pouvoir la tenir, et maintenant, c’est fait.
Il ôta le couvercle, révélant deux minces bracelets d’argent aux fines incrustations de cuivre.
– J’ai toujours promis à Rafael de me marier un jour. Alors, j’ai économisé les pièces d’argent et de cuivre pendant assez longtemps, et maintenant, Rafael aura le cadeau de fiançailles qu’il mérite. Ce ne sera pas di catenas, bien sûr ; c’est impossible, mais ce sera assez proche.
Darrel prit un bracelet avec un sourire pensif.
– Je voulais garder le secret pour ne pas faire jaser. Mais j’ai trop envie de les montrer.
Il referma le bracelet à son poignet, le levant dans la lumière pour faire jouer les reflets du feu sur les incrustations de cuivre.
– Je veux que tous le voient, et comprennent combien je suis fier de l’homme qui porte l’autre.
Il haussa les épaules avec un sourire malicieux.
– De toute façon, il était grand temps que les villageois aient un nouveau sujet de commérages.
Erevan hocha gravement la tête, sans oser répondre. Il avait la gorge serrée. Recevoir une telle confidence, être témoin d’une telle manifestation d’amour… Il effleura le bracelet resté dans la boîte d’un doigt presque révérenciel.
Le mien et celui de Gabrielle ressembleront à ceux-là…
Ses pensées dérivèrent sur les catenas. Il n’avait encore ni vu ni signé aucun contrat, mais naturellement, la cérémonie se ferait di catenas. Les bracelets ressemblaient effectivement à ceux de Darrel. Mais ceux d’Erevan seraient des menottes fermées à clé. Pendant un moment, Erevan s’imagina avec un de ces bracelets d’argent incrustés de cuivre, relié par une chaîne fine mais incassable à celui de sa fiancée. Non, il aimait trop sa cousine. Il ne pouvait pas lui imposer une telle servitude. Elle méritait d’être libre.
Et moi aussi, pensa-t-il en sursautant.
– Tu devrais les ranger avant que Rafael ne revienne, dit-il, montrant la boîte.
Darrel hocha la tête et, à regret, remit le bracelet dans l’écrin. Il le rouvrirait bientôt – demain matin. Il cacha la boîte tout au fond de son sac, malgré sa certitude que Rafael n’irait jamais fureter dedans.
Rafael rentra quelques instants plus tard, tapant des pieds et s’ébrouant pour secouer la neige.
– Le vent est tombé. Miséricordieuse Avarra ! dit-il. Le temps va peut-être rester au beau toute la journée.
Erevan hocha la tête et se leva.
– Alors, je ferais bien de me mettre en route pendant que ça dure. Je dois rejoindre ma famille.
Il adressa un sourire complice à ses deux hôtes et ajouta :
– Et vous avez votre propre Fête qui vous attend.
Rafael rougit un peu, tandis que Darrel venait se placer à son côté, posant une main chaleureuse sur son épaule. Rafael sourit intérieurement. Bien sûr, Darrel savait qu’il avait parlé à Erevan, et avait pardonné.
Darrel s’inclina respectueusement devant son hôte.
– Rafael a soigné ton cheval. Veux-tu que je te le selle ?
Erevan secoua la tête.
– Non, ce n’est pas la peine. J’ai pris l’habitude de le seller moi-même sur la route.
Il s’inclina devant eux et les embrassa à tour de rôle.
– Merci de votre hospitalité. Je reviendrai.
Ils hochèrent la tête, souhaitant bonne route à Erevan. Si le temps se maintenait au beau, il serait à Armida à la tombée de la nuit, avec un peu de chance. Il quitta le cottage, refermant doucement la porte derrière lui.
Erevan chevauchait à bonne vitesse, remerciant les dieux d’avoir le vent dans le dos. Avançant dans la neige fraîche, il pensa à la Fête du Solstice d’Hiver. Il y aurait tant de choses à discuter en cette Nouvelle Année, des plans à modifier, d’autres à échafauder. Il sourit tristement en y pensant. Maintenant, il n’y aurait pas de mariage – de ça, il était sûr. Mais tout en sachant qu’il serait incompris et méprisé, il ne serait pas nécessairement solitaire. Maintenant, un nouveau chemin s’ouvrait devant lui.
Erevan sourit en apercevant les lumières d’Armida devant lui. La matinée du Solstice d’Hiver commencerait par l’échange des cadeaux. Darrel et Rafael y procéderaient eux aussi. Il regretta fugitivement de ne pas être là pour y assister. Mais c’était leur jardin secret. Intérieurement, il leur souhaita une bonne Fête, en espérant qu’ils seraient heureux de ce qu’elle leur apportait. Puis il se mit à rire doucement – ils ne l’avaient pas réalisé, mais ils lui avaient fait un cadeau pour le Solstice d’Hiver, eux aussi.